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Mama Agatha

Extrait de Vélo & Territoires, la revue n°62

Arrivée aux Pays-Bas en 1984, la Ghanéenne Agartha Frimpong a appris le vélo sur le tas et, forte de son expérience de vie, a décidé d’en faire bénéficier celles qui, comme elle, n’ont pas eu ce luxe-là au départ. Depuis 2009, son action a permis à de nombreuses femmes d’apprendre à pédaler et de repartir avec un vélo offert par la collectivité.

Quels carrefours ont conduit Agartha à devenir Mama Agatha ?
Je me suis dédiée à ma communauté à partir de ce jour de 2009 où un ami très proche est décédé d’une attaque cardiaque. Depuis, je n’ai eu de cesse de m’investir sur les questions de santé, et c’est ainsi que j’ai découvert que le vélo avait ceci de particulier qu’il nous fournit la ration quotidienne nécessaire pour nous maintenir en forme. J’ai commencé à organiser des leçons de vélo à l’attention de ma communauté. Peu de migrants sont en effet familiers de cet outil, a fortiori les femmes. Au fil des années, mon équipe et moi avons enseigné la pratique du vélo à environ 2 500 femmes de la partie sud-est d’Amsterdam. Ajoutez à cela le fait d’être ambassadrice auprès des écoles pour organiser des cours de couture et d’être de façon générale très impliquée dans ma communauté, c’est tout cela qui fait que je suis devenue Mama Agatha.

Qu’est-ce qui vous a fait comprendre que le vélo pouvait être un levier d’action majeur, dans votre volonté d’intervenir auprès des familles de migrants ?
Leur santé, déjà. Se déplacer devient tout de suite plus simple si vous pouvez le faire à vélo. La clé, c’est de trouver l’outil qui allie santé et besoin quotidien d’activité physique. Même si c’est juste dix ou quinze minutes par jour, le vélo a ce rôle de levier.

Quels interlocuteurs sont les plus difficiles à convaincre : les décideurs ou le public auquel vous vous adressez ?
Le gouvernement reste le plus difficile à mobiliser. Or, sans lui, il serait compliqué pour moi de mener à bien ce projet. Son aide s’est avérée précieuse pour faciliter l’accès au vélo et pour trouver un lieu pour dispenser nos leçons.

Séance de remise en selle de Mama Agatha ©Agartha Frimpong

Quel a été l’impact du documentaire « Mama Agatha » sur vos actions ? Vous a-t-il ouvert de nouvelles portes ?
Oui, de nombreuses. J’ai pu grâce à ce film prendre part à de nombreuses conférences pour parler de mon action et ouvrir les yeux et inspirer des gens du monde entier. Je suis allée jusqu’à Washington DC pour intervenir lors d’une grande conférence sur les transports. Cela m’a permis de rencontrer des personnes importantes, qui se sont montrées intéressées pour essayer de nous aider à hisser ce projet à un autre niveau.

Quel est l’impact de la Covid sur vos actions ?
Beaucoup de choses sont ralenties. Il est difficile de nous réunir, notamment lors des classes
découvertes. Avec la règle de distanciation d’1,5 m, de nombreuses actions ont dû être annulées.

Quelles réalisations vous rendent le plus fière à ce jour ?
Voir les personnes pédaler dans les rues après avoir pris des leçons avec nous, les voir me faire signe avec une fierté non feinte, tout ça me rend heureuse. Ça confirme que mon équipe et moi avons fait du bon travail.

Quels sont vos prochains projets ?
J’ai aujourd’hui 66 ans. Mon prochain objectif est de réussir à faire de même au Ghana, qui reste ma mère-patrie. Je souhaite lancer les cours de vélo et de couture à Accra et faire quelque chose envers mon peuple. Je suis donc à nouveau à la recherche de partenaires et de ressources pour m’accompagner dans ce projet. Je souhaite aussi venir en aide aux orphelins et aux personnes incarcérées malgré leur innocence. Les aider sur place, en leur organisant des activités et faire en sorte qu’ils puissent s’intégrer dans la société à leur sortie. C’est ce défi-là qui m’excite le plus aujourd’hui.

Séance de remise en selle de Mama Agatha ©Bruno Armand
Un film pour la postérité

« Aux Pays-Bas, environ 6 000 femmes migrantes apprennent chaque année à faire du vélo ». Le documentaire « Mama Agatha » a été réalisé en 2015 par Fadi Hindash et primé lors de nombreux festivals internationaux depuis. Il montre les premiers pas à vélo de mères de familles récemment arrivées aux Pays-Bas. Elles marchent d’abord à côté de leur bécane le temps de l’apprivoiser, sont accompagnées par d’autres mamans du quartier malgré parfois la barrière de la langue et les freins culturels à désamorcer, apprennent à garder le contrôle de l’engin puis, peu à peu, prennent confiance et s’élancent. Un jour dans un gymnase, un autre dans une cour d’immeuble ou dans un parking souterrain, ces dames se familiarisent avec les subtilités du Code de la route et de la sonnette. Bientôt déclarées aptes à tenter le grand bain de la rue passante, elles acquièrent en quelques séances une nouvelle compétence, favorisant à la fois leur intégration – dans un pays où faire du vélo est presqu’aussi naturel que marcher -, leur confiance en elle et leur santé. Le film permet d’entendre Agartha Frimpong, figure tutélaire du quartier et incontournable inspiratrice de cette expérience, raconter son enfance chaotique, sa rencontre avec la foi et les avancées personnelles qui en ont résulté. La cérémonie finale de remise des diplômes aux nouvelles cyclistes émeut par sa simplicité – quelques chaises, une sonorisation, le sourire d’enfants découvrant soudain leur maman prendre un peu de temps pour elle – et se clôt sur le départ à vélo d’une de ces mères à qui il aura fallu dix semaines mais aussi, avant cela, de longues décennies de patience pour, enfin, pouvoir troquer ses lourds oripeaux de chrysalide et s’en aller pédaler désormais avec la légèreté d’un papillon.

La promesse d’une vie meilleure

Sollicitée pour nous mettre en lien avec quelques-unes de ses « apprenantes », Agartha Frimpong nous a fait la surprise d’un appel improvisé en visio pendant l’un des trois créneaux d’une heure qu’elle enchaîne avec des groupes de quinze personnes entre 10 h et 13 h chaque samedi matin. Il s’agissait de la septième des douze séances prévues avec ce groupe-là. Une semaine après s’être essayées au grand test du vélo dans la rue, Nancy et Joan, deux quadragénaires originaires respectivement du Suriname et de la Guyane britannique, enchaînent ce samedi-là les tours dans un parking souterrain. Au fond est stationnée la remorque ayant permis d’apporter les quinze montures. Dûment masqués et vêtus de gilets jaunes réfléchissants, une femme et deux hommes sont aussi là pour prêter main forte à Agartha pour la partie logistique et sécurité. Euphoriques, tant Joan que Nancy – cette dernière assumant être « totalement novice » et affirmant nourrir ce projet « depuis [ses] dix-huit ans » -, confient alors leur attachement à « leur » Agartha, visiblement une figure très respectée dans leur quartier. Venues toutes les deux à ces leçons par le bouche-à-oreille, elles insistent sur l’important travail d’accompagnement d’Agartha et de son équipe depuis la première minute, ce surcroît de confiance en elle que leurs progrès hebdomadaires leur donnent, et leur hâte de valider enfin le Graal de la fameuse douzième séance, synonyme de pouvoir repartir avec un vélo offert par la collectivité. « Pouvoir enfin être libres de circuler à vélo, ici à Amsterdam, ça va changer nos vies. »

En savoir plus : www.mama-agatha.com

Propos recueillis par Anthony Diao

Vélo & Territoires, la revue