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Emmanuel Mury

Avec sa compagne et leurs deux fils, Emmanuel Mury a passé en 2013-2014 une année à vélo couché sur les routes d’Europe. À son retour, ce Strasbourgeois graphiste de formation a décidé de mettre ses actes en accord avec ses convictions. Le voici maraîcher bio au cœur du bocage normand et l’un des rares utilisateurs en France de l’aggrozouk, une sorte de pédalo des champs qui n’intrigue que ceux qui ne s’en approchent pas. Rencontre avec un chercheur en passe de s’être trouvé.

Le vélo et vous, c’est une longue histoire ?

Vous savez, je suis originaire de Strasbourg. Adolescent, j’ai donc fait beaucoup de balades à vélo,
notamment en forêt. Ma génération a même eu les tout premiers vélos tout-terrain lorsqu’ils sont
sortis. Puis la vie active nous a rattrapés. En 2001 nous avons emménagé en Normandie et avons travaillé à fond comme ça pendant une bonne dizaine d’années, à notre compte à partir de 2006 pour moi et de 2008 pour Hélène, ma compagne. Tout ça jusqu’à ce ras-le-bol apparu vers 2011-2012 et des soucis de santé dans la famille. Une disparition prématurée en particulier suscita chez nous un questionnement sur le sens profond de l’existence – toutes ces vies qui s’offraient à nous et que nous reportions sans cesse à plus tard…

Est-ce le désir de voyager ou celui de pédaler qui a rendu concrètes vos envies de grand départ ?

C’est l’addition de plusieurs choses. D’abord, c’est vrai, j’ai découvert le vélo couché grâce à mon père et mon frère, et j’ai aussitôt accroché. Peu à peu, nous avons participé à des rassemblements de vélocouchistes. Et comme il y a bon nombre de voyageurs dans cette communauté, cela a été déterminant, oui. Avant cela, disons que nous y pensions mais surtout, nous n’étions je crois, pas encore mûrs pour l’envisager concrètement. Nous avons écouté beaucoup d’émissions de radio, lu beaucoup de récits de voyage, et pourtant je pense qu’inconsciemment nous nous mettions des barrières : la baraque, le travail, les enfants… C’est d’ailleurs lorsque nous avons demandé leur avis à nos enfants que tout s’est débloqué. Étaient-ils partants pour se lancer dans cette grande aventure avec nous ? Lorsque nous avons expliqué au plus jeune, Malo, qu’il aurait la possibilité de suivre sa maman en tandem, son frère Léo et lui ont dit oui et, dès lors, il ne nous a pas fallu plus de dix secondes pour nous dire : « cette fois, on y va. »

Vous êtes partis plein sud, c’est ça ?

Oui, nous sommes partis le 3 août 2013 du Mont-Saint-Michel et avons suivi La Vélodyssée puis traversé l’Espagne, le Portugal, l’Italie, la Grèce…
Au total, quatorze pays et 8 300 km en douze mois, le tout en ayant mis cinq jours au départ pour parcourir la petite centaine de kilomètres qui séparent le Mont-Saint-Michel de Rennes, tant nous étions finalement peu entraînés ni habitués au poids des sacoches et à tous ces paramètres que les voyageurs chevronnés ont appris à maîtriser… Pour ce qui est de la communication, nous avions quelques notions d’anglais, d’allemand et d’espagnol, ainsi qu’un guide de la collection G’Palémo pour nous faire comprendre… et dont nous ne nous sommes jamais servis ! Il faut savoir qu’avec Hélène, nous nous connaissons depuis l’école primaire et, s’il y a une constante chez nous, c’est celle-ci : nous fonçons d’abord, nous avisons ensuite !

Certaines rencontres vous ont marqués à vie…

Oui, et même un pays : la Bulgarie. Certes, les conditions pour pédaler y étaient exécrables. Mais l’accueil des habitants, la beauté des paysages et la simplicité avec laquelle y est appréhendée la vie, tout ça nous a renvoyé à ce qu’a sans doute connu la génération de nos grands-parents au lendemain de la guerre : ce sentiment que tout redevient possible et qu’il ne tient qu’à nous de nous lancer.

Et puis il a fallu rentrer… Est-il vrai, comme le rapportent beaucoup de voyageurs, que les voyages ne commencent véritablement qu’au moment du retour ?

Pas pour nous, en tout cas ! Pour nous, le voyage a commencé dès 2012, précisément du jour où nous avons pris la décision de le préparer. Nous avions bien compris qu’au retour les choses seraient différentes parce que notre regard serait devenu différent. Nous étions déterminés à ouvrir les yeux, le nez et les oreilles et effectivement nous avons vu, senti, entendu et surtout écouté. L’idée de nous installer durablement en Bulgarie nous a même sérieusement traversé l’esprit mais, là encore, les arguments de nos enfants ont fait mouche : oui, ils étaient soit pas assez grands soit trop petits pour réussir à s’intéresser, en plus de tout le reste, à l’apprentissage de l’alphabet cyrillique. Alors nous sommes rentrés, forts d’aspirations simples et nouvelles à une vie équitable,  consciente des réalités du monde et donc recentrée sur l’essentiel.

D’où ce retour à la terre dans votre ferme de Saint-Ursin, matérialisé par votre utilisation remarquée du spectaculaire Aggrozouk. Pouvez-vous expliquer de quoi il s’agit ?

L’Aggrozouk s’appelait au départ le Bicitractor. Il a d’abord été développé par le collectif Farming Soul avant d’être associé à l’Atelier Paysan. Il s’agit d’un porte-outil à pédale léger, équipé d’une assistance électrique. Son rôle est d’atteler des outils agricoles légers, en position ventrale, pour servir à la préparation du sol, au désherbage, à la récolte ou au buttage. Une quinzaine existent en France. Nous avons appelé le nôtre « Ginette la binette mais pas que… » et, à l’heure où je vous parle, je fabrique une laveuse à légumes à pédales avec un ancien vélo d’appartement.

Une démarche plutôt cohérente avec les réflexions ramenées de votre année sur la route…

Et comment ! Vous savez, dire qu’il n’y aura bientôt plus de pétrole, c’est une chose. En prendre la mesure et agir en conséquence, immédiatement, elle est là la vraie urgence aujourd’hui ! Être dans l’après, c’est être dans le présent mais avec intensité, bon sens et cet esprit de cohérence dont vous parliez. Après, chacun le réalise à son rythme. Nous, c’est la traversée à 10 km/h de tous ces pays qui nous a permis de nous rendre compte que oui, un autre monde est à notre portée… Et ce même si, au démarrage, la lourdeur administrative pour le lancement d’une ferme n’a parfois pas été loin de me démoraliser !

Vos enfants ont aujourd’hui 16 et 13 ans. Cinq ans après cette grande aventure familiale, repartiraient-ils avec vous pour un nouveau tour à vélo ?

Dans l’immédiat, je ne pense pas. Vous savez, à cet âge, un enfant aspire surtout à la normalité. La vie que nous avons choisie, en l’état actuel du regard des autres tel que nos fils les perçoivent, est parfois aux antipodes de ça. Mais nous avons semé des graines, et nous sommes à présent bien placés pour nous rappeler qu’il faut parfois les arroser longtemps avant qu’elles ne produisent leurs propres fruits. Avant cela, notre rêve à nous est déjà de nous dégager quelques jours pour pédaler à nouveau, tant il est vrai que le démarrage d’une ferme demande du courage, de la patience et du temps. Mais c’est le prix à payer lorsque l’on croit à ce que l’on fait ! Repartir ensuite ? La route de la Soie m’intéresserait, surtout si elle se termine au Vietnam. J’y ai en effet de la famille, et nous ne nous connaissons pas. Les rejoindre à vélo, symboliquement, ce serait une vraie belle histoire.

En savoir plus : www.ferme-st-ursin.fr
http ://the-bentrider-fameuhly.eu
WIKIFAB : Aggrozouk: véloculteur pour le travail du sol en surface

 

Propos recueillis par Anthony Diao

Vélo & Territoires, la revue