Vélo & Territoires

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Frédéric Héran

Extrait de Vélo & Territoires, la revue n° 54

Chantre d’une approche « omnimodale » des déplacements urbains, ce docteur en économie,  maître de conférence à l’Université de Lille 1, a été sensibilisé au vélo du temps de ses études à Strasbourg au contact de pionniers comme Jean Chaumien ou Jean-Marie Lorentz. Au fil des décennies, il a développé un regard aiguisé sur la mobilité et les paramètres de complémentarité mais aussi de concurrence qu’elle induit. Entretien incontournable.

En 2014, vous publiez Le retour de la bicyclette, sous-titré Une histoire des déplacements urbains en Europe, de 1817 à 1850. L’ouvrage est paru aux éditions La Découverte. Qu’avez vous découvert, justement, en vous attelant à ce projet ?

Ce livre est la synthèse de vingt années de recherches. Il est parti d’une initiative de collègues de l’INRETS* qui m’ont demandé de les aider à mieux cerner l’histoire du vélo utilitaire dans les politiques de déplacements en France et en Europe. Il en est sorti un rapport d’une centaine de pages, suffisamment apprécié pour que je décide ensuite de l’étoffer pour en faire un livre. L’ouvrage compile environ 300 références bibliographiques académiques et, pourtant, je ne prétends pas être un historien. Il reste un travail d’archives considérable à réaliser. Le manuscrit a ensuite été accepté in extremis par La Découverte.

Pourquoi in extremis ?

Je le leur avais envoyé en mai 2013, puis les ai relancés en septembre, avant de recevoir une lettre de refus. Trois jours après, je reçois un mail : « Nous voulons vous rencontrer. » Mon manuscrit avait enfin été lu par un membre du comité de lecture, lui-même cycliste quotidien ! Il s’est livré à un vrai travail d’éditeur, en me conseillant d’éviter absolument toute redite, de parler du Royaume-Uni, etc. Ses exigences ont beaucoup contribué à améliorer le manuscrit.

Quel lectorat visiez-vous ?

Mon but était surtout de faire un livre de référence retraçant l’histoire du vélo dans la politique de
déplacements en Europe. La thèse que je défends, d’innombrables preuves à l’appui, c’est qu’il n’y a pas de réel développement de la pratique de la bicyclette, sans modération du trafic automobile. Si les lecteurs, quels qu’ils soient, retiennent cette idée, alors j’aurais atteint mon objectif.

Dans vos écrits comme dans vos interventions orales, vous utilisez souvent le terme de « ville calmée »Qu’entendez-vous par là ?

C’est un concept qui vient des Pays-Bas. Avec l’Italie du Nord, c’est le pays le plus anciennement
urbanisé d’Europe. En 1650, la moitié des habitants des Provinces-Unies vivait déjà en ville. En Toscane, c’était même 45 % dès le XVIe siècle ! À titre de comparaison, la France n’a atteint les 50 % qu’en 1930, soit 280 ans plus tard. Dans des villes très anciennes, à la grande urbanité, l’envahissement automobile a été d’une grande violence, tuant notamment des enfants qui jouaient dans la rue. Les populations ont alors réclamé que les voitures ne puissent plus transiter par les quartiers et qu’elles y roulent lentement. En réponse, les autorités néerlandaises ont créé, dans les années 1970, les zones de rencontre, puis les zones 30. Les Allemands ont nommé cette politique die Verkehrsberuhigung, que les Français ont traduit littéralement par modération de la circulation et les Anglais par traffic calming, c’est-à-dire la ville calmée.

Vous avez également déclaré dans une interview que « les gens ne profitent jamais d’une voirie nouvelle pour gagner du temps mais pour aller plus loin »

J’utilise ici les analyses proposées dans les années 1970 par Jacov Zahavi, un consultant à la Banque mondiale. Il a découvert que chaque personne se déplace en moyenne une heure par jour. Certes, cette moyenne cache de grandes disparités, mais ce « budget temps de transport » est assez stable depuis des décennies. En conséquence, il est faux de croire qu’améliorer les transports fait gagner du temps. Les gens en profitent toujours pour aller plus loin. Ainsi, on nous présente le Grand Paris Express (un métro automatique de 200 km autour du Grand Paris au coût faramineux de 38 milliards d’euros) comme un projet qui fera gagner du temps aux Franciliens. Pourtant, en soixante ans, on a construit 450 km d’autoroutes et voies rapides et cinq RER en Île-de-France et que constate-t-on ? En 1976, un Francilien consacrait environ 75 minutes par jour à ses déplacements et en 2010, 92 minutes. Nous ferions mieux de nous attaquer au déséquilibre connu depuis longtemps entre emplois et logements, les premiers étant surtout concentrés à l’ouest et les seconds à l’est.

Si vous deviez hiérarchiser les différents freins au développement du vélo, lesquels classeriez-vous en priorité ?

Je raisonne peu en termes de freins. L’enjeu pour moi, c’est d’abord la cohérence des politiques de déplacements. Actuellement, ces politiques sont trop sectorielles : on veut tout à la fois « réduire les bouchons », encourager l’usage des transports publics et développer la marche et le vélo. Or, c’est impossible, car on ne se déplace en moyenne que trois ou quatre fois par jour, expliquait aussi Zahavi. Encourager un mode de déplacement se fait forcément au détriment d’autres modes. Par exemple, si vous rendez les transports publics gratuits, ce sont surtout les cyclistes et les piétons qui seront séduits et très peu les automobilistes. Est-ce vraiment le but recherché ? L’urgence, c’est aujourd’hui de hiérarchiser correctement les modes de déplacement : d’abord la marche – le mode de déplacement le plus démocratique qui soit –, puis le vélo, ensuite le transport public et enfin la voiture. Mon prochain livre reposera d’ailleurs sur ces réflexions. Autrement dit, les pistes cyclables ne doivent pas être aménagées sur les trottoirs, mais prendre de la place aux voitures.

Le 28 août 2018, Nicolas Hulot, ministre d’Etat en charge de la Transition écologique et solidaire, annonçait en direct sur France Inter sa démission du gouvernement. Parmi les explications avancées, le poids des lobbies. Qu’évoque ce mot, pour le chercheur que vous êtes ?

Les lobbies sont bien réels dans le domaine des transports, car les enjeux économiques sont énormes. Concrètement, il s’agit des constructeurs, du secteur des travaux publics, des assureurs et autres services. Leurs moyens de pression sont considérables, y compris dans le monde de la recherche. Que pèsent le vélo et la marche face au lobby routier et à celui des transports publics ? Pas grand chose. Le lobby des cyclistes s’est néanmoins beaucoup structuré, mais celui des piétons reste dérisoire. Le principal soutien des modes actifs, c’est d’abord l’opinion et, de plus en plus, le milieu médical.

Un mot sur le mouvement des gilets jaunes. En centre-ville, de nombreux cyclistes du quotidien ont troqué leur habituel gilet de cette couleur pour un gilet bleu ou rose. Est-ce à dire qu’il y a là un combat dans le combat ?

Pour comprendre l’évolution de la mobilité, il faut raisonner en termes de décalages. Dans l’entre-deux-guerres, la motorisation a débuté par les élites fortunées au cœur des grandes villes, puis elle s’est étendue aux classes moyennes dans les banlieues au cours des années 1950-1960 et aux classes populaires en périphérie dans les années 1980-1990. La diffusion du vélo utilitaire a effectué un mouvement à peu près opposé. Aujourd’hui, le reflux de l’automobile a commencé chez les populations les plus éduquées des grandes villes, s’étend déjà à la proche périphérie et finira par atteindre la grande périphérie. Et, là encore, le vélo est en train d’effectuer le mouvement opposé. Résultat, alors qu’il était encore très présent en périphérie des grandes villes et presqu’absent dans les centres dans les années 1970-1980, c’est aujourd’hui l’inverse. Dans vingt ans, en périphérie comme ailleurs, la priorité sera à la modération de la circulation automobile et nous en voyons déjà les prémices. Le parvis des mairies, des églises et des écoles commence à être débarrassé des voitures en stationnement. Certains parents réclament des trottoirs, et qui plus est préservés du stationnement illicite, pour ne plus être obligés d’accompagner leurs enfants à l’école en voiture. Les restaurateurs veulent pouvoir supprimer quelques places de stationnement pour installer une terrasse. En périphérie aussi, donc, la mobilité ne sera bientôt plus exclusivement  motorisée.

Comment voyez-vous l’avenir ?

Quand on s’intéresse au report modal à long terme, on voit les choses autrement. Il faut prendre un grand recul historique pour pouvoir imaginer l’avenir. Ainsi, à Paris intra muros, on constate que, depuis 1990, le trafic automobile a été divisé par deux, l’usage des transports publics a augmenté de 30 % et les déplacements à vélo ont été multipliés par douze. Si ces tendances se poursuivent, et il y a tout lieu de le croire, on devrait voir plus de cyclistes que de voitures dans les rues de la capitale vers 2030. Autre exemple : un nombre croissant d’autoroutes urbaines sont démolies et remplacées par des avenues. Ce mouvement a commencé aux États-Unis, où ces voiries sont en piteux état, les autorités peinant à trouver les moyens de les reconstruire. En France, une dizaine de petits bouts d’autoroutes ont déjà été transformés à Nantes, Lyon, Marseille, Grenoble, Valenciennes, Paris. Nul doute que ce mouvement va s’amplifier. Enfin, au récit actuel qui prétend que la voiture autonome et électrique va sauver la mobilité, il faut opposer d’autres récits, finalement plus crédibles et plus enthousiasmants, qui mettent en avant les avantages d’une ville calmée beaucoup plus ouverte aux modes actifs.

*Institut national de recherche sur les transports et leur sécurité

Propos recueillis par Anthony Diao

 

Vélo & Territoires, la revue