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David Le Breton

Professeur de sociologie et d’anthropologie à l’Université de Strasbourg, David Le Breton creuse au  quotidien les questions des représentations et des mises en jeu du corps humain, notamment à travers ses travaux sur les conduites à risque. Auteur entre autres d’un “Éloge de la marche“ (Métailié, 2000) ou de “Mort sur la route“ (Métailié, 2007), il publiera en avril 2012 “Marcher, éloge du chemin et de la lenteur“ (Métailié). « J’écrirai peut-être un jour sur le plaisir du vélo, car c’est un plaisir très proche de celui de la marche », confie-t-il.

  • Quelle place occupe le vélo dans vos recherches ?

Hormis le fait que je me déplace au quotidien en vélo pour aller à la faculté, en ville ou à la gare, je ne dirai guère que le vélo participe de mes recherches. En revanche j’aime me balader à vélo, oui… Comme la marche, le vélo est un pied de nez à la modernité. Il rappelle à la sensation du monde et  ne privilégie pas le seul regard. A la différence de la voiture, il confronte en permanence à la sensorialité, aux odeurs, aux paysages, aux sons et aux bruits environnants. Comme la marche, le vélo est aussi à sa manière une méthode tranquille de réenchantement de la durée et de l’espace. Il est une expérience de la liberté, une source inépuisable d’observations et de rêveries. C’est aussi un retour à des jubilations d’enfance ou d’adolescence, car le vélo redéploie une mémoire corporelle jamais tout à fait enfouie.

  • Vous faites le parallèle avec la marche…

Avec les marcheurs, les cyclistes maintiennent une liberté de mouvement sans limite dans la ville. Ils demeurent dans la déambulation, l’invention des parcours, l’usage ludique des lieux, le plaisir de la découverte et de l’engagement physique. Le cycliste est comme un enfant dans la ville. C’est un bricoleur, quelqu’un qui ne cesse de détourner les impératifs de circulation au profit de la sécurité et de la meilleure mobilité. Situé un peu au-dessus de la mêlée des automobilistes, il se glisse dans les interstices. Il se joue des injonctions du Code de la route, qui sont souvent paradoxalement dangereuses pour lui dans le flot des voitures… Le cycliste est plus souvent dans la légitimité que dans la légalité.Peu d’obstacles sur sa route peuvent venir à bout de sa ténacité : une chaussée déformée ? Des travaux ? Un camion de livraison ? Tous sont facilement contournés en prenant son vélo sous le bras et en passant un instant sur le trottoir.

  • Vous vivez et travaillez à Strasbourg, ville souvent présentée comme l’Eldorado cyclable français par excellence. Qu’en disent l’anthropologue, le sociologue et le citoyen David Le Breton ?

Quand je parcours Strasbourg ou ses environs à bicyclette, il n’y a pas de jours où je ne sois confronté à des incivilités ou à des violences : stops, feux, pistes cyclables non respectées, absence de clignotants pour tourner, freinages inattendus, klaxons d’intimidation, dépassements à la limite de l’accident, portes s’ouvrant brusquement sur la route ou la piste cyclable, piste cyclable impraticable à cause des voitures en stationnement, etc. Mille incivilités commises entre eux par les innombrables automobilistes, mais aussi à l’égard des piétons ou des cyclistes, avec le risque pour ces derniers d’être sérieusement blessés ou de perdre le goût de circuler à bicyclette pour ne plus s’exposer à l’agressivité, à la bêtise ou à l’indifférence… Les Strasbourgeois sont malheureusement des hommes comme les autres – la violence routière ou l’indifférence face à ses responsabilités sont bien partagées sur l’ensemble du territoire.

  • C’est-à-dire ?

L’automobiliste a rarement conscience de ses responsabilités. Il se sent en sécurité dans son habitacle et oublie par inertie celle des autres. La bicyclette est un instrument pour s’insérer en toute conscience dans l’espace de la ville, à la différence de l’automobile, toujours dangereuse justement par la déréalisation à laquelle elle expose le conducteur – cette situation est d’ailleurs souvent aggravée par l’usage du portable ou une saturation sonore nuisible à la conduite.

  • Vous réfléchissez beaucoup à l’adolescence, à la transmission. Comment conférer du prestige à l’outil vélo, à un âge où il est associé à l’enfance – et donc souvent rejeté comme tel ?

Oui, le vélo est sans doute lié à l’enfance. Moi-même je me souviens avoir, il y a bien longtemps, abandonné le vélo pour ma première mobylette… et de l’avoir payé cher par la chute
de mes performances en athlétisme, car si je ne m’entraînais guère, l’exercice physique du vélo me  maintenait à un bon niveau. La mobylette, c’est déjà l’humanité assise et inerte. Il y a sans doute une phase pour une majorité d’adolescent à négliger le vélo pour le premier deux-roues à moteur, qui permet de mimer l’adulte sans en avoir encore les responsabilités. Mais plus tard le jeune homme ou la jeune femme y revient, ne serait-ce que pour avoir régulièrement un bon exercice physique, à la mesure de chacun et pour se jouer de tous les obstacles de la circulation routière.

  • Que répondez-vous aux automobilistes qui fustigent les incivilités des cyclistes ?

Quand j’entends ce genre de propos venus des automobilistes, je suis sidéré par ces remarques. Au pire une “incivilité “ d’un cycliste amène l’automobiliste à lever un instant le pied de son accélérateur. A l’inverse, celle – constante ! – des automobilistes est potentiellement meurtrière. La voiture est toujours une arme, d’autant plus dangereuse que l’automobiliste ne risque rien, à la différence du piéton et du cycliste. Cette situation d’inégalité ontologique est redoutable dans un contexte d’indifférence grandissante aux autres. Que des automobilis-tes puissent pour tenir ce type de propos montre aussi la dimension quasi-raciste de nombreux automobilistes envers les cyclistes ou les piétons, la tranquille arrogance de qui dispose d’un outil puissant qui peut détruire l’autre… Belle revanche sur des existences souvent assez dérisoires ! Heureusement, l’automobiliste bien dans sa vie n’est pas dans ce type de ressentiment.

  • Vélo et risque zéro, c’est possible ?

C’est difficile. On peut tomber de son vélo tout seul, par distraction ou par un obstacle inattendu, ne serait-ce que les rails des trams. Mais la prévention fondamentale implique les automobilistes. Nous devons leur rappeler le danger du portable au volant ou de la vitesse, que l’espace de la ville est un espace partagé avec les piétons et les cyclistes. D’un côté il y a une population infiniment vulnérable, de l’autre un automobiliste bien protégé dans sa voiture. Ce statut confère des devoirs.

Propos recueillis pas Anthony Diao

Vélo & Territoires, la revue