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Pierre Rabhi

Nicolas Hulot dit de lui qu’il est un “cristal“. Agriculteur, écrivain et penseur français né en Algérie, fils d’un forgeron, Pierre Rabhi a débuté sa vie professionnelle comme ouvrier spécialisé à Paris. En 1960, il part avec sa femme Michèle s’installer dans les Cévennes. Ils vivront treize ans sans électricité et huit ans sans eau courante, avec leurs cinq enfants. Pionnier de l’agriculture bio, inventeur du concept “Oasis en tous lieux“, il conduit depuis 1981 des actions concrètes de soutien environnemental local au niveau international. Fondateur de “Colibris, mouvement pour la Terre et l’Humanisme,“ il achève cet automne la rédaction de son dixième livre.


  • Pour un citadin, se déplacer à vélo participe-t-il de la “sobriété heureuse“ que vous prônez ?

Tout à fait. Le vélo est une invention que je qualifierais d’entièrement positive. L’investissement induit pour sa fabrication est somme toute léger et, pour avancer, il optimise l’énergie métabolique, c’est-à-dire celle du cycliste lui-même. Là où le monde industriel relevait de nécessités purement masculines, le vélo possède quelque chose de plus universel, lié au bon sens. C’est une prolongation du corps, gage d’indépendance et de légèreté, silencieuse et économe puisque nourrie des seuls repas que le cycliste a ingérés. C’est donc un outil intelligent, en parfaite adéquation avec la “sobriété heureuse“.

  • Et en sortant de la ville, comment concilier retour à la terre et modes de déplacements doux ?

En relocalisant l’économie. C’est un concept que je préconise depuis longtemps. Nous vivons aujourd’hui trop dispersés géographiquement, et sommes donc devenus dépendants des déplacements. Cette dépendance, nous nous la sommes créée. Pendant des millénaires, des populations sans doute plus intelligentes que la nôtre ont veillé à conserver à portée de leurs jambes ce qui leur était nécessaire : travail, écoles, commerces… L’arrivée de la voiture a tout bouleversé. Au départ, elle était un outil pour se déplacer. À l’arrivée, c’est elle qui crée du déplacement. Elle est devenue indispensable alors qu’objectivement elle pollue, c’est un bien “fondant“, c’est-à-dire qui perd de la valeur même si l’on ne s’en sert pas. Surtout, elle est envahissante : songez que je pèse 52 kg et que ma voiture pèse 1,5 tonne, le ratio est éloquent !…
Pour toutes ces raisons, je milite pour une production et une consommation locales. Je préfère avoir dix petits cordonniers à proximité de chez moi qu’une seule grande enseigne de chaussures, dont je sais que les produits auront été fabriqués sur un autre continent… Tendre vers cela, quelque part, c’est déjà accepter de mener une vie moins frénétique.

  • Justement, ce rapport au temps… La crédibilité de votre discours vient du fait qu’il est en phase avec votre parcours. Est-ce précisément ce manque de temps qui explique que, en matière de vélo, les décideurs sont parfois en décalage entre l’exemplarité des mesures qu’ils préconisent et leur propre quotidien de citoyen ?

Le rapport au temps est un choix de société. J’ai eu la chance dans ma vie de connaître deux types de sociétés. Celle où je suis né, dans une oasis du sud de l’Algérie. Le rythme y était cyclique, lié à la nature et aux saisons, comme toute société pastorale ou agraire… J’ai ensuite connu une société “suractivée“, la nôtre, celle du “time is money“. Tout acte doit y être productif, sinon le temps devient “perdu“. C’est le culte de la performance pour l’argent, symbolisé par ces sprinters qui s’affrontent sur les stades. C’est une vision pathologique du temps, source d’angoisses et de paranoïa. Pourquoi n’aurais-je pas le droit, délibérément, de “perdre du temps“ ? Vivre à sa propre cadence développe l’intériorité. Ces plages de temps “libre“ sont nécessaires au développement de la personne : les jeunes enfants ont besoin que leurs parents les laissent parfois s’ennuyer pour bâtir eux-mêmes leur imaginaire. Ce n’est pas au temps de nous prendre, c’est à nous de prendre le temps. Nous devons être vigilants sur ce point, l’exiger de nous-mêmes. C’est à ce prix que nos actes resteront en phase avec nos discours.

  • Vous travaillez depuis plus de trente ans sur des projets agro-alimentaires dans divers pays d’Afrique où le deux-roues, motorisé ou non, est roi et où l’automobile fait rêver…

La voiture reste un symbole de réussite. Où que vous alliez sur cette planète, vous êtes confrontés à cette idéologie unique, ce dogme de l’argent érigé en religion. Les pays du Sud subissent la même fascination pour le “progrès“ technologique que les pays du Nord, oubliant au passage que le Nord n’a assis son prestige actuel qu’après avoir concentré dans ses mains les ressources et les biens du reste de la planète. Il y a là un quiproquo de l’Histoire, car le Nord connaît aussi sa part d’échec que le Sud ne mesure pas. L’attraction est toujours vivace, mais les bases sont faussées. Alors plutôt que d’entretenir ce clivage Nord/ Sud, je pense qu’il est plus heureux de chercher à mettre en commun les valeurs positives de chacun de ces modèles : au Nord, la réflexion entamée sur les modes de déplacement doux participe d’un début de solution.

  • En matière de militantisme, comment élargir l’audience du cercle des convaincus ?

Vouloir tout de suite des résultats spectaculaires reste le meilleur moyen de vite se décourager. La clé de tout, c’est la patience. Cela, c’est le travail de la terre qui me l’a enseigné. Procéder par contamination, comme j’ai pu le constater en voyant l’effet Velib’ à Paris, voilà le moyen !… Vous savez, j’ai été contemporain des Trente glorieuses et de leurs certitudes. Aujourd’hui, l’époque est à la crise, au manque, et le vélo est de moins en moins une solution qui prête à sourire. Nous n’avons plus d’autre choix que de tirer parti de ce déclin général pour tenter de bâtir un nouveau paradigme. C’est à nous d’anticiper, d’expérimenter des comportements avant de nous retrouver dos au mur !

  • Vous insistez dans vos œuvres sur l’importance de l’éducation…

Oui, car je crois que l’éducation d’aujourd’hui n’est plus en phase avec l’époque. Comment inciter un enfant à persévérer dans ses études s’il n’y a aucune certitude d’emploi au bout ? Comment reconnecter nos enfants, confinés dans le hors-sol urbain, déracinés au sens propre du terme, avec la nature ? À bien y réfléchir, tout est à repenser. Fort heureusement, les choses bougent, peut-être plus vite que je ne le croyais. Je rencontre de plus en plus de diplômés d’HEC ou de chefs d’entreprise qui me disent : «Ma carrière va bien mais moi je vais mal». Cette prise de distance avec la quête matérielle est nouvelle. Le questionnement sur le sens devient de plus en plus présent : j’ai même été invité à parler lors d’un rassemblement du Medef ! De plus en plus de gens prennent conscience que nous ne venons pas sur terre uniquement pour produire, consommer et mourir. Nous valons mieux que cela.

Propos recueillis par Anthony Diao

Vélo & Territoires, la revue